Le sceptre et la lyre l'Iliade ou les héros de la mémoire
Face à la mort, le héros homérique n'a d'autre exigence que d'accomplir l'exploit qui fera de lui une figure de mémoire : il est prêt à mourir pour le poème qui le célébrera. Un sacrifice au nom de la poésie, soit : mais ici le rêve de gloire n'a de sens que parce qu'il est le fondement d'un système de valeurs plus complexe, qui noue en un tout l'éthique, l'esthétique et la métaphysique. Il faut rappeler comment le héros homérique n'attend rien de l'au-delà mais aspire à revivre à travers ceux qui voudront se réclamer de son exemple. L'histoire des héros ne se donne pas seulement à entendre, elle confronte chaque auditeur à un devoir de mémoire, elle lui transmet un héritage qu'il sera obligé d'assumer. Le chant des aèdes travaille ainsi à unir les générations ; il rappelle que la cohésion sociale se construit aussi dans le temps. Mais rien n'est si simple. Pour gagner son pari de poésie immortelle, l'aède doit prouver q'il est bien le détenteur d'une langue de toujours, faite pour immortaliser l'exemple des ancêtres. L'analyse de l'éthique héroïque conduit ici à une enquête linguistique. La poésie homérique est-elle alors cette langue à part, dont l'évolution répondrait à une exigence sociale ? L'analyse linguistique réserve une surprise de taille : l'hexamètre sert moins à satisfaire une exigence de mémoire absolue qu'à assurer la fluidité de la diction et la possibilité de réinventer sans fin l'histoire des héros. Il faut alors relire l'Iliade pour voir comment c'est tout le poème qui est traversé par la crainte de l'oubli, par la peur aussi d'un héros qui pourrait se retourner contre ses pères. Si l'Iliade est l'aboutissement d'une tradition orale séculaire - dernière métamorphose d'une histoire voulant unir les générations - on méditera sur cette conclusion qui montre un vieux père embrasser la main de son ennemi pour racheter le cadavre de son fils. Remettant en cause le postulat aristotélicien d'un art poétique transformant l'histoire des souffrances humaines en objet esthétique, ce livre, récompensé du prix Charles Bally, est l'une des premières tentatives d'envergure soucieuse de jeter un pont entre les études littéraires, anthropologiques et linguistiques de l'Iliade.