Le modernisme de Manet ou le visage de la peinture dans les années 1860
Le modernisme de Manet ou le visage de la peinture dans les années 1860
La peinture française, de Chardin à Fantin-Latour, n'a cessé de s'interroger sur la place problématique du spectateur : doit-elle supposer que quelqu'un se tient devant le tableau ou, au contraire, afin d'échapper à une théâtralité fausse - au sens où Diderot dénonçait dans un certain théâtre une construction artificielle dénuée de toute existence propre en dehors de la présence du public -, faire comme s'il n'y avait plus personne pour le regarder ? Clôture du tableau par la représentation de personnages vus de dos et saisis dans des activités qui les absorbent totalement au point de sembler ignorer la présence du spectateur et du peintre (Greuze, Chardin ou Millet) ; intensité dramatique d'un moment unique ou dédramatisation d'une action déliée (David) ; tentative de fuir le spectateur (Géricault) déplacement enfin, du peintre lui-même dans la peinture (Courbet) vers le milieu du XIXe siècle, toutes ces réponses à l'antithéâtralité, devenues des procédés, sont épuisées. C'est alors qu'au sein de la génération de 1863 - Legros, Fantin-Latour et Whistler notamment -, année du salon des Refusés, Edouard Manet fonde la tradition moderne. Loin de se définir, comme on le croit trop souvent depuis Matisse, par son absence de profondeur ou son extrême dimension visuelle - ce qui caractérise plutôt les impressionnistes -, le modernisme de Manet se marque d'abord dans ses allusions répétées aux maîtres anciens, son désir d'une universalité transcendant les styles nationaux comme les spécificités des genres, et ça volonté, enfin, de briser le cercle de l'antithéâtralité. En inventant le portrait-tableau - conjugaison de deux genres jusqu'alors distingués l'un de l'autre par la critique : le tableau, qui se laisse pénétrer dans ses parties organiques, et le portrait, qui doit frapper le spectateur -, Manet joue à la fois sur le face-à-face et sur la capacité qu'a le tableau à soutenir le regard, désormais jugé inéluctable, du spectateur. Tout l'art contemporain, jusqu'aux années soixante, au moins, n'aura de cesse de se colleter avec cette nouvelle place du spectateur.