Contes d'un Buveur D'éther
Dans le Paris 1900, l'éther est une drogue à la mode et Jean Lorrain, écrivain et journaliste, succombe à sa puissance hallucinatoire. Publiés en 1895, ses Contes d'un buveur d'éther trouvent leurs racines dans ses visions cauchemardesques. Au carrefour de son délire d'éthéromane et de la sauvagerie des hommes, l'écrivain dévoile la réalité de l'âme humaine débarrassée du vernis social, une âme faite de pulsions, d'instincts débridés et de bestialité, dans des nouvelles inspirée du fantastique morbide d'Edgar Poe. C'est à l'invisible empli d'effroi que Jean Lorrain nous convie, à l'horreur rampante tenace comme un remord, oppressante comme un cauchemar, une horreur qui envoûte et fascine... « Et avec une exaltation de maniaque dont on flatte la manie, il s'embarquait dans d'invraisemblables histoires de sortilèges et de possessions. Il avait mis devant le feu une bouilloire d'argent où mijotait un punch de sa façon, dont, goguenardait-il, je lui donnerais des nouvelles, une recette du quinzième siècle retrouvée dans ses bouquins. Dehors la pluie tombait à verse, à nos pieds la bouilloire commençait à chanter, et, envahi par le bien-être, j'écoutais comme dans une espèce de rêve les moyennâgeuses divagations d'Allitof, et nous en étions, je crois, à un récit de mandragore, ingénieux et joli comme un vrai conte de fée, quand Serge s'arrêtait tout à coup de parler et, devenu en même temps d'une pâleur de linge, il se levait de sa chaise comme mu par un ressort. « Entends-tu ? » et sa voix horriblement changée était celle d'un autre, « on marche, on a marché, ils marchent dans l'épaisseur du mur. » J'écoutais en effet, un bruit de pas montait, très perceptible jusqu'à l'appartement, mais il venait du dehors, on marchait sous les fenêtres. Allitof était toujours debout, le cou tendu, en proie à une affreuse anxiété : « Tu entends ? » et c'était plus un frémissement des lèvres que des paroles balbutiées. « Certes oui, j'entends, mais te voilà dans un bel état pour un passant qui traverse la rue ; ces murailles sont étrangement sonores et voilà tout ». Je m'étais levé à mon tour, les pas s'étaient d'ailleurs éloignés, puis perdus dans la nuit. « Un passant dans la rue, ah ! tu crois cela, toi ! » Et Serge avait un équivoque sourire. Je m'étais approché d'une fenêtre et, écartant les rideaux, je plongeais maintenant sur la petite place : la pluie avait fait trêve, et deux gardiens de la paix encapuchonnés jusqu'aux yeux en arpentaient le trottoir : « Tiens, viens voir, les voilà, tes pas ! » Et quand Serge, le visage encore tout bouleversé, eut regardé comme moi, le même étrange sourire reparut sur ses lèvres : « Ah ! tu crois que ce sont eux, tu vois bien pourtant qu'on ne les entend pas. » Et en effet la promenade silencieuse des deux hommes ne faisait aucun bruit, on ne les entendait pas. »Contes d'un buveur d'éther de Jean Lorrain également disponible au format numérique.Édition annotée et illustrée (en noir et blanc pour la version imprimée).