Histoire des enseignes de Paris
ll est bien regrettable que ce livre n’ait pas été achevé par Édouard Fournier, qui l’avait commencé il y a plus de vingt ans et qui n’a pas cessé, pendant ce long intervalle de temps, de chercher la forme qu’il lui donnerait et de réunir çà et là les matériaux qui pourraient lui servir dans la composition de son ouvrage. Le sujet qu’il se proposait de traiter était alors tout à fait neuf, et il eût été le premier à s’en occuper, s’il avait composé et publié cet ouvrage à l’époque même où il avait déjà fait une ample moisson de tant de matériaux qu’il a employés un peu partout, dans des feuilletons de journaux, dans son Paris démoli, dans les Enigmes des rues de Paris, dans ses Chroniques et Légendes des rues de Paris, dans l’Histoire du Pont-Neuf, dans son Histoire de la Butte des Moulins, et jusque dans le Vieux-Neuf. Avant qu’Édouard Fournier eût projeté d’écrire cet ouvrage sur les enseignes, il n’y avait eu que quatre essais: Petit Dictionnaire critique et anecdotique des Enseignes de Paris, par un Batteur de pavé (H. de Balzac), 1826; Petite Revue des Enseignes de Paris, par un Allemand, 1826; les Enseignes, article d’Ernest Fouinet, inséré dans le Mercure de France, en 1834, et Recherches historiques sur les Enseignes des maisons particulières, par E. de La Quérière, 1852. Le Petit Dictionnaire de Balzac ne faisait mention que des enseignes qu’on voyait à Paris en 1825; la Petite Revue n’était qu’un canard de colporteur, où l’on se moque de la mauvaise orthographe des enseignes; l’article de Fouinet ne contenait que des généralités curieuses, et la brochure de La Quérière parlait moins des enseignes de Paris que de celles de Rouen et des autres villes de France. L’exemple cependant était donné: il fut suivi, quelques années après, par un savant archéologue, Adolphe Berty, qui publia, en 1860, deux articles sur les anciennes enseignes des maisons de la Cité, dans la Revue archéologique, et par cinq ou six journalistes, qui trouvèrent chacun matière à deux ou trois articles de fantaisie et d’histoire sur les enseignes: Firmin Maillard, dans le Journal de Paris; Jean de Paris, dans le Figaro; Alfred de Bougy, dans la Presse; Hector Malot, dans le Journal pour tous; Amédée Berger, dans le Journal des Débats; J. Poignant, dans le Gaulois; etc. Ces articles, ces essais n’avaient servi qu’à faire désirer davantage le livre d’Édouard Fournier, que M. E. Dentu annonçait toujours et qui n’était pas encore près de paraître. L’auteur, en effet, tout en travaillant à son ouvrage, n’en avait pas encore bien arrêté le plan; ses notes me prouvent qu’il avait hésité, à cet égard, jusqu’au dernier moment, et la publication du grand ouvrage de M. Blavignac, architecte de Genève, Histoire des Enseignes d’hôtelleries, d’auberges et de cabarets (Genève, Grosset et Trembley, 1878, in-8º de 542 pages), n’avait fait sans doute qu’augmenter l’indécision d’Édouard Fournier. Fallait-il diviser le livre en deux et même en trois parties distinctes? Les enseignes dans l’antiquité, les enseignes de Paris, et les enseignes en France et à l’étranger? Fallait-il se borner à l’histoire ancienne et moderne des enseignes de Paris? Fallait-il, comme l’a fait M. Blavignac, classer les enseignes par figures et par sujets, comme la Science des armoiries a rangé alphabétiquement les blasons des familles? Fallait-il, à travers ces milliers d’enseignes de toutes les époques, aller à l’aventure, sans autre règle que le caprice, en rassemblant çà et là des faits bizarres et inconnus, des particularités intéressantes, des anecdotes diverses, des renseignements archéologiques, des mélanges d’érudition et de philosophie? La mort, une mort imprévue et presque subite, est venue mettre un terme à ces incertitudes de composition, à ces embarras, à ces doutes sur le choix d’un plan définitif, en faisant tomber la plume des mains du laborieux et consciencieux écrivain, qui avait mis tant d’années à préparer son dernier ouvrage, et qui, pour avoir voulu le faire plus complet, plus parfait que les autres, n’a pas eu le temps de le finir. La digne veuve d’Édouard Fournier m’a confié religieusement tous les manuscrits, toutes les notes, tous les imprimés, tous les documents enfin, rassemblés par son mari, pour exécuter l’ouvrage que M. E. Dentu n’attendait pas sans impatience depuis plus de quinze ans et que l’auteur promettait sans cesse dans le délai le plus rapproché, car Édouard Fournier était un de ces écrivains consciencieux qui ne croient jamais avoir fait assez de recherches pour la préparation de leurs ouvrages historiques. Je me suis mis à l’œuvre aussitôt, et j’ai fait usage, avec un soin minutieux, des innombrables matériaux qu’il avait accumulés pour son travail. Après avoir adopté un plan systématique qui ne comprenait que les enseignes de Paris à toutes les époques, avec une introduction très sommaire sur les enseignes dans l’antiquité, j’ai distribué en trente et un chapitres tout ce qu’Édouard Fournier avait préparé, noté, indiqué, écrit pour l’Histoire des Enseignes de Paris, en élaguant, en laissant de côté seulement ce qui concernait les enseignes des autres villes de France. Après quoi, j’ai retouché, remanié, augmenté, complété ceci et cela, en esquissant de mon mieux les chapitres dont l’idée avait été oubliée ou laissée de côté par le maître de l’œuvre; en me pénétrant bien de la pensée que je n’étais pas ici l’auteur, mais le simple éditeur de cette œuvre posthume. Je n’ai pas cherché, je l’avoue, à imiter la manière et les procédés de métier littéraire qui ont fait le succès de l’intelligent et spirituel savant, auquel je ne voulais rien enlever de ce qui lui appartenait; je me suis contenté de remplir simplement et modestement les lacunes de l’ouvrage, qui était sien et qui restera sien dans l’importante collection de ses œuvres historiques sur le vieux et le nouveau Paris. Je crois devoir déclarer néanmoins que ce livre eût été infiniment supérieur à ce qu’il est, si Édouard Fournier avait pu l’achever et le publier lui-même. Ma tâche accomplie sous les auspices d’un pieux devoir de vieille amitié, je laisse à mon jeune ami Louis-Édouard Fournier, qui a obtenu le grand prix de Rome l’année même où il perdait son digne père, le soin de représenter dans une ingénieuse allégorie, en tête de cet ouvrage qu’elle caractérise, le Génie de l’érudition, une lampe à la main, étudiant le sens héraldique des armes de la ville de Paris et s’efforçant, en présence du Sphinx antique, d’expliquer les énigmes de l’histoire et d’en éclairer les ténèbres: Tenebras historiæ illuminat eruditio. Paul LACROIX, Bibliophile JACOB