Écrire la vie
[…] Beaucoup de ceux qui ont traversé l’expérience analytique en parlent non pas comme d’un travail qui les a guéris, mais comme d’une démarche qui les a sauvés. À la lecture des textes d’Helen Epstein, on est touché par cette évidence : l’écriture est pour elle une nécessité vitale, celle de donner du sens à son existence, de « trouver sa propre voix et sa propre langue », ce qui rentre en écho, bien évidemment, avec l’expérience du divan, qui fut sienne également. Littérature et psychanalyse ne s’opposent pas dans son travail, mais au contraire se nourrissent mutuellement, allant toutes deux jusqu’à déclencher chez elle cette « vitesse psychique », énergie créatrice proche de l’entrée dans la « zone » bien connue des sportifs, celle du dépassement de soi. Car c’est bien d’énergie dont il s’agit ici, associée à la force morale et physique nécessaire pour ouvrir une brèche dans le mur de douleur édifié par la génération précédente. Il faut du courage, en effet, pour oser s’y aventurer et traduire enfin en mots cette expérience sur laquelle aucune parole n’avait encore été déposée. Peut-on mieux décrire la situation d’un enfant prisonnier de cet héritage que ne le fait Helen Epstein dans ces lignes : « Pendant des années tout est resté enfermé dans une chambre forte, enfoui si profondément en moi que je n’étais même pas sûre de ce que c’était […]. Les fantômes, eux, avaient une forme et un nom, ce qui reposait à l’intérieur de moi n’en avait pas. Quoi que ce fût, sa puissance était telle que les mots s’effritaient avant toute description » ? C’est à la fois l’écriture et la psychanalyse qui vont lui permettre la mise en forme symbolique de ce qui gisait obscurément dans cette crypte, et ces deux démarches ouvriront à celle qui en était porteuse l’accès à un savoir. Mais s’il faut qu’elle sache, il faut aussi que « cela se sache », le travail d’Helen Epstein obéissant au double impératif de la connaissance de soi et de la transmission. Le rapport entre fiction et non-fiction est une question à laquelle tout écrivain se voit confronté. Helen Epstein l’aborde en proclamant son goût pour « les récits de vie », ceux qui amènent l’auteur à tremper sa plume dans son propre sang, dans la chair de sa propre existence. Elle n’est pas dupe pour autant du fait que « ce que nous concevons comme récit de vie est, bien sûr, une construction du souvenir truffée d’erreur, d’interprétation, de fantasme ». Comment ne pas penser ici à un texte de Freud, Constructions en analyse, et à ce que l’inventeur de la psychanalyse y dit des effets positifs d’un tel travail, même lorsque ce dernier ne parvient pas à restituer le cœur du souvenir : « Très souvent on ne réussit pas à ce que le patient se rappelle le refoulé. En revanche, une analyse correctement menée le convainc fermement de la vérité de la construction, ce qui, du point de vue thérapeutique, a le même effet qu’un souvenir retrouvé. » […] (Préface de Philippe Grimbert : La vérité selon Helen Epstein)